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vendredi 30 mars 2018

D'écrire la pédagogie Freinet - Texte libre pédagogique -


Un texte de Jean Astier -cf. https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/52601. 

On dit que progresser dans sa pratique de la pédagogie Freinet passe par la formation auprès de pairs rencontrant ou ayant rencontré les mêmes questionnements que soi-même. Ce compagnonnage peut prendre des formes multiples : correspondance, rencontres, congrès, stages. Se former consiste aussi à s'alimenter de lectures incontournables comme celles des Freinet, de Le Bohec, de Oury et de nos contemporains. Fouiller dans les archives de l'ICEM1. Se confronter à la philosophie et à la critique de l'ensemble des sciences humaines. Et plus largement, avoir une insatiable curiosité culturelle. Pourtant, rien ne remplacera la théorisation de sa propre pratique. Ou plutôt, c'est cette théorisation, ce recul par rapport à notre vécu dans la classe parmi les élèves (la mise en pratique d’une théorie première) qui est à l'origine de notre motivation à chercher auprès de camarades ou dans la littérature réponses aux interrogations posées par la pratique.

Matérialisme pédagogique
Je conseille aux collègues, en guise de cahier-journal, d'adopter un journal de bord bien plus utile que ces fiches de prep, en tout cas, pour ceux qui partagent ma tournure d'esprit. Dans ce journal, on jette la veille ou pendant les vacances ou des nuits d'insomnie, quatre idées qui nous traversent l'esprit et qui donneront du grain à moudre ou une impulsion à la classe. Dans ce journal de bord, on peut aussi lancer les premiers jets de sa post-paration, des évaluations-flash, constats d'attitudes singulières et d'évolutions d'élèves, nos bilans journaliers, nos remarques sur des principes, des entames de réflexions, etc. Mais c'est seulement le début du chemin. Comme pour nos élèves, le premier jet ne suffit pas. Le véritable travail commence seulement lorsque nous reprenons nos écrits. Nous passons, alors, du stade du rapport factuel à celui de son analyse. Et de réécritures en réécritures, se dégagent des idées-forces, des semblants de théories qui se renforcent et s'éclairent en mûrissant. Cette écriture demande et oblige un temps de décantation. Elle a besoin de repos, du sommeil de la nuit, pour être reprise, relue d'un œil nouveau, retravaillée à la virgule près. Et de recherches de sources en reformulations, voilà les idées qui avancent, se précisent et de nouvelles apparaissent. De petites lumières surgissent et la pensée progresse. Une vérité se construit, se structure, s'articule. Souvent le texte terminé, on a la satisfaction d'éprouver le chemin parcouru grâce à ce travail de réflexion par l'écriture. Comme nos élèves, nous sortons grandis par l'ouvrage.

Communications et retour à la pratique
Ce texte terminé vient embellir notre journal de bord de la classe, preuve s'il le fallait, du sérieux de notre posture d'enseignant-chercheur. Par Courriel ou imprimé, le texte circule. On le dépose sur des bureaux utiles où il n'atterrirait pas si nous ne militions pas un peu pour nos propres écrits, dans l'école, chez les collègues, dans le mouvement et ailleurs. Nous devrions voir une multitude de signatures dans les colonnes du Nouvel Educateur puisque nous sommes tous des praticiens-chercheurs. Or qui écrit ? Qui fait circuler ses textes? Dans quels buts ? Pourquoi  et pour quoi certains publient-ils ? En quel style d'écriture ? Pour quelles pertinences ? Pourquoi le texte libre pédagogique n'est-il pas plus développé dans notre mouvement autogestionnaire ?
De retour en classe, ce texte fait partie de notre culture. Il en reste une trace en nous, qui, si elle est suffisamment juste, est assez puissante pour avoir une incidence sur notre pratique et la métamorphoser. Nous avançons concrètement en mettant à l'épreuve des faits nos propres théories Et Karl Popper2d'écrire : « La théorie précède toujours l'observation. On ne va donc pas de l'observation à la théorie dans un mouvement de généralisation. On part de la théorie et on se sert de l'observation pour tenter de l'infirmer. » Plus tard, le relais sera pris par d'autres, plus jeunes, qui poursuivront le travail de recherche à l'infini car la réalité est changeante et les vérités se déplacent.

Intérêts du texte libre pédagogique
Le texte libre pédagogique permet d'avancer dans sa classe grâce à la réflexion qui chemine avec l'écriture. Il nous évite de tourner en rond car la trace écrite préserve de la répétition. En écrivant, on partage des idées, richesse de la coopération toujours valorisante par la prise en compte de la parole de chacun. Produire un écrit facilite la métabolisation de l'expérience brute vécue dans la complexité empirique par l'élaboration d'une pensée théorique. Ecrire aide à la compréhension des tenants et des aboutissants de l'utilisation d'une technique empruntée à d'autres qui nous aura séduit spontanément. Ecrire, c'est aussi militer pour la reconnaissance du statut de praticien-chercheur en occupant ce terrain que nous revendiquons. Justifier, argumenter, clarifier ses pratiques, pour soi-même et les autres, consolide un récit de résistance face aux tableaux managériaux qui se donnent des airs scientifiques.
Une totale polyvalence est impossible à l'enseignant. La maîtrise d'une pratique Freinet dans tous les domaines n'est pas plus accessible à l'éducateur. La pédagogie Freinet est multiple et complexe. Elle est composée de diverses dominantes concernant l'organisation de la classe et l'ensemble des champs des savoirs. Parfois, des pratiques s'en revendiquant semblent se méconnaître et même se contre-dire. Ecrire permet d'expliciter et de diffuser un point de vue qui n'est pas visible a priori par autrui. Cela pousse d'autres à se positionner, à prendre la parole. Et l'on se sent moins seul. Ecrire rassure car éduquer à contre-courant est une épreuve. L'approbation mais aussi, parfois, la reconnaissance de nos pairs par l'expression sincère de leurs désaccords nous donne la force du courage de persévérer dans la marginalité, dans cette incapacité à se couler dans le moule institutionnel. Comme si nous étions mus par un besoin vital de ne pas nous conformer à exécuter docilement une procédure pensée par d'autres. Mais d'où vient cette fatalité à nous distinguer encore et toujours, de quels traits archaïques, de quels engagements  ?

Textes et textures
Quel que soit le contenu de la publication, travailler le style ne peut qu'ajouter à l'attrait du texte, lui donner une chance d'intéresser le lectorat et de divulguer les idées qu'il expose. Si certains semblent avoir plus d'aisance, le style n'a rien de spontané. Il est le fruit d'un labeur artisanal de retour sur le texte poli par la sueur, le temps et les ratures. Le mot, la tournure précisant l'idée juste peuvent venir au moment où l'on s'y attend le moins après avoir longtemps cheminé dans le corps et l'esprit avant de surgir sur le bout de la langue, du stylo ou du clavier. Friand lecteur de ce genre littéraire, les écrits qui me touchent, m'émeuvent et donc me font penser la pédagogie sont d'origines variés. Il n'y a pas de recette. Des entretiens, des récits à la première personne, les discours d'anciens, des harangues, des manifestes, des études à caractère scientifique, des témoignages, des poèmes m'ont nourri et ouvert l'esprit en éducation. Il serait vain d'essayer une énumération en citant les plus grands qui viennent à l'esprit car une foule d'anonymes grouille et dépose son grain de sable à l'édifice de cette pensée en perpétuelle construction.
Écrire juste en parlant éducation n'est pas une évidence. Longtemps le récit freinetiste a voulu se montrer sous un jour héroïque et sans nuage. En pédagogie, on expose ses réussites mais dire ses faiblesses reste tabou. La vérité du métier dans ses multiples dimensions est amputée de son côté obscur. Seul le pan des succès a droit au chapitre. Il est obscène de dire ses cuisants échecs qui, même douloureux, seraient matière à réflexions et source de progrès pour soi et pour nos collègues. Des groupes de paroles, qui autoriseraient à dire à huis clos et sans laisser de trace, font cruellement défaut.
Au delà des échecs, nos travers sont indicibles. Je veux parler de ces défauts constitutifs de nos personnes et sur lesquels nous peinons à avoir prise. Ils occupent pourtant une place capitale dans la relation éducative car ils sont sous-jacents à nos moindres gestes, sous-entendus dans nos paroles, présents dans nos regards, nos sourires mal placés. Quelle que soit l'objectivité des outils utilisés par l'éducateur pour établir justement une distance entre ses élèves et lui-même, elle demeure insuffisante pour protéger ces derniers de l'incontournable subjectivité agissant l'éducateur. La meilleure protection pour l'élève est la conscience du maître. Qu'il sache qu'il n'est justement pas maître de tout et encore moins de lui-même. Y ayant réfléchi, il parvient à se prémunir, par exemple, de certaines formules entretenues dans le discours par des idéologies facilement identifiables comme celle, genrée, destinant les fillettes au rose et les garçonnets aux pistolets. Mais qu'en est-il de la culture personnelle qui habite le sujet-adulte depuis la plus tendre enfance et qui le structure émotionnellement, mentalement et physiquement jusque dans ses rictus, la moiteur de sa main ? Ces manies, ces gestuelles, ces attitudes, ces tendances, ces colères, ces plaisanteries douteuses, cette froideur morbide, cette mélancolie qui reviennent sur la scène éducative pour la tordre et la détourner de ses buts avoués. Souvent, après coup, lorsqu'il est déjà trop tard, nous nous apercevons qu'une fois de plus nous nous sommes laissés aller à ne pas dire la bonne parole qui aurait encouragé, nous avons eu un sourire mesquin humiliant, nous avons épinglé un enfant dans ses stigmates. L'enfer de l'enfermement au cœur de cet espace dédié aux émancipations. C'est, j'en suis certain, cela qui ferait de l'éducation un métier impossible selon Freud. Alors, que faire ? Comment faire ?

2Cité par Paul Le Bohec dans Le texte Libre Mathématique, éditions de l'ICEM.

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